Par Nathalie MP Meyer.
Avec les enregistrements publiés par Mediapart le 31 janvier 2019, l'affaire Benalla rebondit de plus belle car ils nous confirment que l'ex-membre du cabinet du président de la République n'est pas à un petit mensonge ni à une petite infraction près. Mais aurait-elle rebondi aussi haut si le parquet de Paris s'était abstenu de diligenter une perquisition dans les locaux de Mediapart pour essayer d 'identifier les sources du journal ? Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de cette affaire.
On imagine sans peine que l'Élysée a tout intérêt à ce que « l'affaire Benalla » reste bien l'affaire de M. Benalla et lui seul – et à vrai dire, c'est ce que sous-entendent les nouveaux éléments apportés par l'article de Mediapart. Mais avec la tentative de perquisition réalisée quelque jours plus tard dans des conditions qui ont surpris magistrats et avocats, le regard se tourne inévitablement vers l'exécutif.
Rappel : le procureur de Paris, Rémy Heitz, a été nommé cet automne selon une procédure inhabituelle qui n'est pas de nature à renforcer l'indépendance du parquet et on ne peut s'empêcher de constater qu'il a agi suite à un courrier du Premier ministre faisant état « d'allégations » circulant sur l'origine des enregistrements – en l'occurrence, au domicile de Marie-Élodie Poitout, la commissaire de police qui dirigeait le Groupe de sécurité du Premier ministre (GSPM), ce qu'elle a formellement démenti avant de démissionner afin d' « écarter toute polémique ».
Pas d'ordre direct, donc, mais un empressement du parquet aussi malvenu que mal argumenté juridiquement à s'enquérir des sources des journalistes alors qu'on attend de la justice qu'elle s'occupe plutôt d'enquêter sur les mis-en-examen de cette affaire.
En réalité, c'est bien ce qu'elle fait : avant même l'arrivée de l'équipe de perquisition dans ses locaux, Mediapart avait déjà accepté de répondre favorablement à la demande de réquisition des enregistrements formulée par les magistrats qui instruisent l'affaire des violences commises par Benalla et son comparse Vincent Crase lors des manifestations du 1er mai 2018, jour où tout a commencé.
Il est donc certain que l'affaire Benalla connaîtra au moins un nouvel épisode, ne serait-ce qu'au moment où la justice rendra ses conclusions, sans compter tous les rebondissements qui pourraient encore intervenir d'ici là. Pour ne pas perdre le fil de cette affaire aussi fameuse qu'embrouillée, déroulons-la aussi factuellement que possible depuis ses débuts.
Un passionné de sécurité de longue dateBenalla n'avait que 26 ans au moment des faits qui lui sont reprochés. Commençons par sa biographie. On y apprend qu'il est né en 1991 à Évreux (Eure) de parents enseignants originaires du Maroc. Il se passionne pour tout ce qui est sécurité et protection des personnalités depuis très longtemps.
Sa première expérience se concrétise en 2006 alors qu'il est en classe de troisième : il effectue son stage d'observation auprès du Service de protection des hautes personnalités. En 2007, lycéen, il décroche un job dans la sécurité au Festival du film de Cabourg où on le voit assurer la protection rapprochée de Marion Cotillard. Remarquez son sérieux, remarquez sa main protectrice. Il a 16 ans, il arpente le monde avec les stars et ça lui plaît beaucoup :
Du côté des études supérieures, il a une licence de droit de l'Université de Rouen (2013) et il a effectué une année de master en sécurité publique à l'université de Clermont-Ferrand (2014), mais il n'a pas continué. « C'était un étudiant quelconque » dit de lui un professeur qui l'a connu à cette époque.
Tout en participant à des stages de gendarme réserviste sous le commandement de Sébastien Lecornu, ancien élu UMP de l'Eure et actuel ministre dans le gouvernement Philippe, Benalla rejoint le Mouvement des jeunes socialistes en 2010.
En première ligne auprès de HollandeAu même moment, il contacte le responsable national du service d'ordre du PS, Éric Plumer, qui le forme à la sécurité politique puis le recrute dans son service dès 2011. C'est ainsi qu'il assure la protection de Martine Aubry lors de la primaire socialiste de 2011, puis celle de François Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012.
L'émission Quotidien de Yann Barthès a retrouvé de nombreuses images qui le montrent en première ligne auprès de Hollande, quand celui-ci se fait enfariner, et même le soir de son triomphe électoral à la Bastille (vidéo, 02′ 16″) « Il est partout » s'exclament les journalistes de Quotidien.
C'est en effet l'impression qu'il donne. Il est partout, toujours devant, toujours près des puissants. Éric Plumer souligne son ambition, mais la qualifie positivement :
« Il est très estimé par l'ensemble des dirigeants politiques parce qu'on voit sa capacité de travail et qu'on voit qu'il a envie d'y arriver. Il a envie de monter des échelons au sein d'un service d'ordre. »
Mais d'autres responsables du PS sont moins élogieux. L'ancien ministre de l'Intérieur Daniel Vaillant dit avoir tenté d'avertir le staff de l'équipe Macron au moment de son recrutement par En marche ! :
« C'est de source policière qu'on m'avait alerté qu'il fallait être prudent à l'égard de ce monsieur. »
Le souvenir qu'il a laissé en Normandie n'est pas impérissable non plus. Selon l'un de ses co-équipiers au rugby :
« C'était surtout pour s'imposer aux autres et auprès des filles. Il rêvait d'être indispensable aux stars. »
Il n'en demeure pas moins que fin 2016, alors qu'Emmanuel Macron annonce sa candidature à la présidence de la République, Benalla se rapproche d'En Marche ! et devient directeur de la sécurité de la campagne sur recommandation d'un certain Ludovic Chaker, l'un de ces hommes de l'ombre de l'Élysée, ces « mecs out of the box » dont la Macronie raffole, comme le rapporte Ariane Chemin dans Le Monde.
Après l'élection, Benalla est nommé chargé de mission au sein du cabinet du nouveau Président sous la direction du directeur de cabinet Patrick Strzoda et du chef de cabinet François-Xavier Lauch.
Devant la commission d'enquête sénatoriale, ce dernier a expliqué que les missions de M. Benalla consistaient à organiser et synchroniser les déplacements nationaux du Président et les événements à l'Élysée, ainsi qu'à coordonner les deux services de sécurité. Il pouvait intervenir aussi dans l'organisation de déplacements non officiels du Président, mais aucune mission de police n'entrait dans ses attributions (vidéo, 02′ 47″) :
Dès les premiers jours, Benalla ne peut s'empêcher de jouer de son pouvoir tout neuf et d'en agiter frénétiquement les symboles : il parvient à obtenir une arme du ministère de l'Intérieur, alors que toutes ses demandes antérieures lors de la campagne avaient été refusées, et il dispose d'une Renault Talisman de fonction équipée d'un gyrophare bleu et d'un pare-soleil « police ».
Fidèle à Macron seulDe plus en plus infatué par sa position auprès du chef de l'État, il sait se rendre serviable et indispensable, n'acceptant d'ordres que d'Emmanuel Macron. Lors de la soirée organisée pour remercier tous les bénévoles de la campagne, il pointe les convives qui arrivent, accepte les uns, refuse les autres, sous l'œil de gendarmes étonnés de ses initiatives. Ariane Chemin indique même que, du haut de ses 26 ans, il aurait eu l'audace de demander à Patrick Strzoda de reformuler sa lettre de mise à pied plus à sa convenance…
Privilèges et avantages s'accumulent à ses pieds : il avait ses petites entrées à l'Assemblée nationale pour bénéficier de la salle de sport et il était sur le point de se voir octroyer un appartement de fonction pour lui et sa famille sur les 63 dont dispose l'Élysée dans un immeuble du quai Branly à Paris.
Et voici qu'éclate « l'affaire Benalla » :
Le 18 juillet 2018, le journal Le Monde révèle une vidéo montrant un chargé de mission de l'Élysée équipé d'un casque à visière et d'un brassard de police en train de frapper des manifestants place de la Contrescarpe le 1er mai 2018 à Paris. Il s'agit d'Alexandre Benalla. Il est entouré de policiers qui le laissent agir.
Les diverses investigations qui se déclenchent suite à ces révélations mettent au jour d'autres vidéos de la scène. Elles nous apprennent que Benalla était en compagnie de son ami et comparse Vincent Crase, ancien gendarme de réserve employé dans le service de sécurité de LREM, que sa présence avec les forces de l'ordre était prévue – il avait reçu une invitation de la préfecture de police suite à un intérêt qu'il avait exprimé à ce sujet – mais qu'il devait se cantonner à observer les opérations de maintien de l'ordre.
On apprend également qu'Alexandre Benalla a été sanctionné par Patrick Strzoda dès le lendemain 2 mai par une mise à pied de 15 jours et une rétrogradation assortie d'une lettre d'avertissement qui vaudrait licenciement en cas de récidive. C'est pourquoi on le voit lors de l'hommage à Simone Veil le 5 juillet ou lors de la réception des « Bleus » à l'Élysée le 16 juillet.
Le 30 juillet, Mediapart publie deux vidéos qui impliquent Benalla et Crase dans des violences similaires à celles de la Contrescarpe, mais cette fois au Jardin des plantes. Suite à la publication par Libération d'une première vidéo peu lisible, Benalla avait d'abord nié toute implication.
Toujours à propos des événements du 1er mai, des policiers de la Préfecture de police ont transmis à Benalla des images de vidéo-surveillance qui pouvaient être utiles à sa défense. Il s'agit d'une vidéo « du gars et de la fille en train de jeter des projectiles sur les CRS ».
Le 20 juillet 2018, l'Élysée a annoncé avoir engagé une procédure de licenciement à l'encontre d'Alexandre Benalla. Le motif utilisé est celui de la vidéo-surveillance évoquée ci-dessus. Vincent Crase a été licencié de LREM fin juillet.
Suite à tout cela, Alexandre Benalla a été mis en examen trois fois : pour les violences de la Contrescarpe et du Jardin des plantes (y compris port d'un brassard de police sans autorisation) et pour recel de détournement d'images issues d'un système de vidéo-protection.
Le « gars et la fille » de la Contrescarpe interpellés violemment par Benalla et Crase ont été condamnés vendredi 8 février dernier à 500 euros d'amende pour avoir jeté des projectiles (carafe d'eau et cendrier) sur les policiers le 1er mai. Ils avaient reconnu les faits.
Le 27 décembre 2018, Mediapart révèle que Benalla voyage avec un passeport diplomatique qui lui a été délivré par le Quai d'Orsay (affaires étrangères) le 24 mai 2018, soit après sa mise à pied. Il l'a utilisé à plusieurs reprises après son licenciement (environ 20 fois d'après Patrick Strzoda) pour se rendre à Londres, en Afrique (Tchad, notamment) et en Israël. Pourquoi un passeport diplomatique ? Un passeport de service aurait dû lui suffire.
Pour sa défense, Benalla invoque ses activités de consulting en diplomatie et sécurité privée qui le font rencontrer les plus hauts dirigeants africains. Il présente le passeport diplomatique comme un simple outil facilitant ses déplacements. En voyage au Tchad peu après, Emmanuel Macron a tenu à faire savoir au président tchadien qu'Alexandre Benalla « n'était en aucun cas un intermédiaire officieux ou officiel » de la Présidence française.
Les révélations de Mediapart en entraînent d'autres. Le Quai d'Orsay indique qu'il a demandé par deux fois à Benalla (juillet et septembre 2018) de restituer non plus un mais deux passeports diplomatiques. De plus, Patrick Strzoda l'accuse d'avoir produit un faux document à en-tête du chef de cabinet de l'Élysée pour obtenir un passeport de service.
Benalla a finalement rendu ses deux passeports diplomatiques le 9 janvier 2019.
Il a été mis en examen le 18 janvier 2019 pour usage public et sans droit d'un document justificatif d'une qualité professionnelle et il a été placé sous le statut de témoin assisté pour faux et usage de faux document administratif.
Et nous voici arrivés aux enregistrements de Mediapart. Publiés le 31 janvier 2019, ils montrent d'abord que Crase et Benalla se sont rencontrés le 26 juillet 2018 en rupture totale du contrôle judiciaire qui leur interdisait de se contacter.
Ils montrent ensuite que Benalla, alors qu'il travaillait encore à l'Élysée, était bien partie prenante d'un contrat de sécurité privée noué en juin 2018 par Vincent Crase (qui, lui, travaillait encore à LREM) via sa société « Mars » avec un oligarque russe passablement sulfureux et proche de Poutine du nom de Iskander Makhmudov. Benalla avait affirmé en septembre 2018 devant la commission d'enquête sénatoriale qu'il était au courant des activités de Vincent Crase mais qu'il n'y avait aucune part.
Au ton employé par Benalla, se dégage la vive impression qu'entre Crase et lui, c'est lui le chef. Crase est inquiet et Benalla lui donne la procédure à suivre pour dissimuler des preuves afin de brouiller les pistes.
Dans ces enregistrements, Benalla se prévaut de plus du soutien du président de la République en parlant d'un SMS qu'il aurait reçu :
— Vincent Crase : « Donc le patron nous soutient ? »— Benalla : « Ah bah, il fait plus que nous soutenir […]. Il est comme un fou […]. Et il a dit comme ça, il a dit, il m'a dit : Tu vas les bouffer. T'es plus fort qu'eux. C'est énorme quand même. »
L'Élysée dément l'existence de ce SMS. Il ne serait pas impossible que Benalla cherche par ce biais à rassurer Crase, dont le ton est clairement inquiet, et à maintenir la pression sur lui.
Voici quelques extraits des enregistrements tels que reproduits dans l'émission Quotidien de Yann Barthès (vidéo, 04′ 41″).
Concernant le « contrat russe », le parquet national financier a ouvert une enquête pour corruption.
Benalla risque des poursuites supplémentaires pour dissimulation de preuve et mensonges devant une commission d'enquête.
Véritable feuilleton à tiroirs, l'affaire Benalla présente de multiples autres curiosités :
Il n'a rendu son téléphone Teorem secret-défense que six mois après son départ de l'Élysée.Lorsque la police a voulu perquisitionner son domicile d'Issy-les-Moulineaux, le coffre-fort était vide.Un troisième homme aurait été présent lors de la conversation enregistrée entre Benalla et Crase, et cet homme, impliqué dans le « contrat « russe », ne serait autre que le compagnon de Marie-Élodie Poitout, l'ex-chef du GSPM dont il est question plus haut !
Reste maintenant à la justice à trancher tout cela.
Chez Benalla, se dessine nettement le parcours d'un ambitieux peu scrupuleux et affabulateur, trop convaincu que sa proximité avec les puissants lui vaut impunité totale.
Chez Macron, qui est le puissant, même histoire d'ambition, même ivresse des sommets, avec en plus la terreur de la solitude du pouvoir et la difficulté de faire confiance, d'où la propension à vouloir tout contrôler tout en se rapprochant d'individus out of the box censés lui garder les pieds sur terre et le protéger de la toute-puissance de la haute administration mais qui, par leurs ambitions propres, le détachent encore plus de la réalité.
On attend la suite. [NDLR : elle se trouve déjà dans ces nouvelles révélations et dans celles-ci.]
Cet article a été publié une première fois en 2019.
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